mercredi 19 octobre 2011

Voix d'Amérique

C'est dans un séminaire de maîtrise que la réflexion que je continue ici au sujet de l'américanité et de ses avenues a commencé. Dans ce séminaire, conduit par René Lapierre à l'UQAM à la fin des années 90, cette question de l'écriture et de l'expérience américaine s'est avérée centrale au travail de plusieurs personnes.
L'un des autre participants de ce séminaire, et sans doute l'un de ceux dont les commentaires ont le plus influencé mon parcours depuis, Luc Larochelle, a depuis publié un bon nombre d'excellents livres (beaucoup plus que moi, certainement):
  • Ada regardait vers nulle-part (nouvelles), Les herbes rouges, 2000.
  • Amours et autres détours (nouvelles), Triptyque, 2002.
  • Ni le jour ni la nuit (poésie), Triptyque, 2004.
  • Fugues en sol d'Amérique (nouvelles), Leméac, 2006.
  • Hors du bleu (nouvelles), Triptyque, 2009.
  • L'Évadé (poésie), Triptyque, 2010.
Visitez son site et découvrez un auteur qui en vaut la peine.

mardi 11 octobre 2011

The Lessons

Joanne Diaz. The Lessons. Silverfish Review Press, 2011.
Le poème qui donne son titre à ce premier recueil de Joanne Diaz, « The Lesson », et un parfait exemple du travail que fait ici l'auteure à partir de et sur la mémoire : elle nous relate le souvenir qu'elle a d'avoir suivi des cours de natation alors qu'elle était enfant. Un sentiment d'exclusion domine l'anecdote, de ne pas arriver à vraiment prendre part à cette activité, jusqu'à la fin du poème, alors que la fillette, sous l'eau, regarde sa mère payer l'instructeur à travers le miroir frémissant de la surface :
[…] Under water,
leaves are paws, ferns are wings,
and your mother's skirt is an orange flame
melting the sap from the pool's pine edge
as she hands the weekly check
to Mr. Merrit. You rise to catch a breath
of her, and submerge yourself again.
Un voile se déchire. Dès que l'on plonge, qu'on voit les choses sous cet angle changé, elles semblent saisies d'un sens nouveau. Ce qui vient faire irruption, dans cet univers apparemment banal qui est celui de la mémoire, c'est une magie qui est précisément propre au monde quotidien, prenant ici la forme de cette image où le poétique explose et transcende le souvenir. Les flammes viennent embraser la jupe orangée de la mère, point culminant d'un voyage où chaque chose perçue est sujette à ce glissement, cet instant où les sens lâchent prise et où l'imagination prend la relève, la mémoire et la fantaisie devenant indivisibles. De même, dans « Clarinet », c'est la richesse du goût d'une orange qui demeure imprégnée dans l'anche d'une clarinette.
Every time someone peels an orange
something tears in me
as I remember the smell
of peels lingering in that velvet case,
their humidity staying
in the wood long after drying
into forgotten skins. […]
Cette puissance de la mémoire sensorielle, ce chavirement alors que le souvenir s'abandonne à une seule impression, en revêt le goût, l'éclat, le timbre, c'est tout ce qui vient construire cette sensualité du monde quotidien que Diaz vient ici illuminer pour nous. C'est aussi ce qui subsiste quand l'on remonte dans le temps, quand la clarté de la mémoire est perdue et que ne subsiste que cette magie de la perception.
Au fil des poèmes, le magique fait encore et encore irruption dans l'univers du familier, et l'on atteint cet instant précis du déraillement, là où la mémoire et la perception lâchent prise et se laissent emporter par l'image pure, par cet élan irrésistible, comme dans « Poem for a New Apartment », cette scène où un plancher luisant bascule et devient la surface miroitante d'un cours d'eau :
[…] Notice the floor's
dark grain weave a bay—no, a river—
of reflection, and somewhere
beyond this place an inlet, then an ocean
wide with shine, crowded
with fish, their light fins
sweeping the current. I saw
them move. I know.
Cette affirmation finale, ce I know si insistant, loin d'être la marque d'un délire, c'est l’émergence de la poésie où ce qui est capté est plus puissant, plus vrai que le réel : ces poissons qui viennent effleurer la surface du plancher, le grain sinueux du bois qui devient le mouvement visible de l'eau, tout cela est bien plus essentiellement vrai qu'un simple savoir objectif.
Plusieurs des textes ici rassemblés font appel à une mémoire qui dépasse celle qui appartient à l'auteure elle-même, liée soit à une mémoire culturelle liée pour elle à un monde hispanique pour lequel elle ressent une profonde nostalgie — c'est le cas, notamment, dans « Granada » ou dans « Bacalao », textes qui viennent évoquer par l'entremise du goût, par l'évocation sensuelle de plats inaccessibles en Amérique du nord, la mémoire profondément enfouie d'une Espagne lointaine — ou à un savoir quasi encyclopédique, qui trouve son sujet dans le détail en apparence le plus infime : l'anecdote de la mort par overdose de la femme de l'inventeur de la seringue devient l'expérience de sa souffrance insoutenable, de cette douleur qui lui creuse le visage, dans « Syringe ». Diaz rend compte de ce vide, cet espace qu'occupe la douleur et qui est devenu un gouffre, puis cet abyme de l'absence qui seul demeurera auprès du mari — en liant le clinique et l'intime :
[…] after you have seen the nets of nerves
unfurl in a revolt of heat; after you
and she have exhausted your search for a word
that encompasses the largeness of this woe;
remember this : the garden of lilacs
that she planted before the pain began.
Là où le travail de Diaz nous atteint de la façon la plus profonde, c'est quand elle arrive à rendre apparent, à porter à nos yeux cette beauté du monde ordinaire, non pas simplement celle du quotidien, mais de l'expérience du quotidien; ce n'est qu'à travers le mémoire déformant de la mémoire et du fantasme qu'une image, un instant où une couleur, une saveur, une sensation s'imposent à nous comme par mystère, nous saisissent, viennent prendre cette valeur qui sera celle dont elle rend compte, car c'est ici le regard, l'acte de perception qui font émerger la substance fugace du poétique.
Ce saisissement par l'image, c'est ce dont elle rend compte dans cette contemplation d'une photographie d'époque, dans « Chicago, 1950 »; l'expérience de la lumière, les arbres et la glace noire sur les eaux par une nuit d'hiver, un monde d'ombres qui n'est accessible que par cet instant parfait qui est celui de la photographie tout comme il est celui du poème :
[…] Perhaps for that moment,
the bare trunks and branches became shadows,
but not shadows—objects in space that had no
comparison to any living thing. And he took them.
Cet instant à la fois éphémère et éternel nous confronte à une profonde insuffisance, à ce dont quoi les mots n'arrivent pas à rendre compte, sauf en de rares instants où ils arrivent à traduire les sens, à rendre compte d'une simple image, d'une odeur qui serait autrement perdue à jamais. Mais sinon, ce qui reste n'est que cette fugacité d'un souvenir qui file entre les doigts, d'une chose qui se trouverait peut-être diminuée du simple fait de ce que l'on tente trop longtemps de s'y raccrocher.
I used to bring my notebook everywhere with hopes
of catching a word or phrase before it left the world.
I thought it meant something, saving all those
vanishings, but what good did it do? Hours with pen
supended above paper, waiting for a word that no one
could touch or taste. […]
Que valent donc ces choses, ces mots que l'on ne peut en bout de ligne jamais vraiment ressentir? Le succès de Diaz tient justement de ce qu'elle parvient à nous faire ressentir, si brièvement soit-il, l'éclat lumineux d'une jupe orangée, le goût d'un morceau de poisson sec, givré de sel.
*
Joanne Diaz, originaire du Massachusetts, est professeure de littérature au département d'études anglaises de Illinois Wesleyan University et a enseigné la création littéraire dans différentes institutions. The Lessons est son premier livre et s'est vu décerné en 2009 le prix Gerald Cable offert par Silverfish Review Press pour un premier livre de poésie.