jeudi 13 décembre 2012

Piano

René Lapierre. Piano, Les Herbes rouges, 2001.

Piano, publié en 2001, se place sous le signe de la transition, et ce de plusieurs façons. C’est un texte distinct des recueils précédents, d’Une encre sépia (1990) à Love and Sorrow (1998), lesquels proposaient une construction où la discontinuité était dominante, où chaque page était toujours un renouveau; ici devient visible, discrètement, la résurgence d’une intuition romanesque qui marquera de façon plus prononcée encore la construction des deux recueils qui suivront, L’eau de Kiev (2006) et Traité de physique (2008) tous deux profondément ordonnés par une certaine continuité, prise comme motif de construction du recueil plutôt que comme trame narrative à proprement parler. Cette continuité de plus en plus grande, où les déplacements temporels ne sont plus des brisures, mais des glissements qui évoquent le travail de la mémoire, mènera à son paroxysme l’interrogation des genres, cette question posée au lecteur comme à la poésie — qu’est-ce donc que la poésie, quand on en soustrait jusqu’aux apparences; ces deux livres, beaucoup plus que Piano, s’approcheront du romanesque, et répondront en partie à cette question du genre: jusque dans la vie, dans la mémoire, on ne sort jamais de la poésie.

Piano se présente comme une enquête syncopée menée par le détective trop honnête, Paschetti, homologue du célèbre personnage de Chandler, Philip Marlowe — l’homme romantique qui évolue au sein d’un monde corrompu sans pour autant être corrompu à son tour — mais l’enquête est illusoire; nous n’y avons accès que par brides. Qui est recherché? La marina Clayborne, introuvable, inexistante, devient deux pages plus tard la tombe de «Marina Clayborne, née Jameson» (p. 22) Glissement continu de l’objet de la quête, impossibilité de réconcilier toutes ces scènes; ce n’est pas qu’il y ait des ellipses, c’est que la continuité se donne dès le départ comme étant problématique. Elle est dénoncée, sabordée, évacuée. Ce n’est pas un hasard si Paschetti lui même revient d’entre les morts: quand on l’avait rencontré, la dernière fois, il se mettait une balle dans la tête dans Fais-moi mal Sarah (1996). Et aussi Alissa, femme fatale de service, qui réapparaîtra et reviendra hanter le texte, bien qu’on ne puisse jamais vraiment décider si elle est la cliente ou l’objet de la quête de Paschetti.

    Lapierre, comme il le fait souvent, emprunte ici le discours du roman noir pour lui faire dire autre chose. «Le garçon reprit le téléphone, rafla le pourboire avec une voracité d’oiseau et disparut dans les hauteurs. La chanteuse s’enfonçait lentement.» (p. 16) À la dérision intrinsèque de la langue du roman policier — Lapierre lui-même écrira un texte sur ce sujet, soulignant que le rapport dépréciatif de la langue par rapport au réel qui se trouve au coeur de l’esthétique du roman noir est trompeuse, qu’elle a sa valeur littéraire propre, qu’elle nous parle de façon unique — s’allie une conscience du mouvement, du déplacement qui est constante chez Lapierre: l’oiseau disparaît dans les hauteurs, la chanteuse s’enfonce. Déchirement entre le haut et le bas, ces pulsions irréconciliables qui animent le texte.
Descends dans la terre.

Accorde ta voix
à la voix contraire.

Qu’elle te déchire et te brise de joie. (p. 55)
Ces deux pôles en apparence irréconciliables, le déchirement et la joie, on les retrouve d’une certaine façon chez Paschetti, dans cette opposition interne et irréconciliable à laquelle nous avons fait allusion, cette distance entre le travail du détective prive, si près de la rue, des caniveaux, de ce que la réalité urbaine a à offrir de déchets et désoeuvrement, et le regard de Paschetti, qui incarne si bien cette figure romantique de l’incorruptibilité. Paschetti seul descends vers le bas sans y être anéanti. Quand on tente de le passer à tabac, dans les toutes dernières pages du livre, même après avoir été cloué au sol et roué de coup, il se relève et triomphe de ses agresseurs, comme par magie. C’est plus qu’un trope du roman noir — bien que ce soit cela aussi, à n’en pas douter: ce qui tombe, ce qui se relève, c’est ce par quoi on aperçoit ces deux autres lieux toujours présents dans la poésie de Lapierre, le haut et le bas, rendus visibles par un mouvement qui n’est jamais une simple chute ou une ascension: avec ces deux lieux en viennent à se confondre des réseaux de connotation en apparence opposés, plaisir et souffrance, noirceur et lumière, absolution et perdition. «Lèche la terre tandis que tu y es; la neige-plomb, la terre-poivre, regarde, descends encore, enfonce-toi dans le limon, la nostalgie merveille, l’âme saoule que tu baiseras bientôt en gémissant.» (p. 49) Rien n’est simple ici, et la douleur, bien plus qu’une simple souffrance, est ce vers quoi l’on se tend, ce qui nous illumine, ce qui est sens cesse souligné par la juxtaposition de ces images de contrastes puissants.
Tu ne seras jamais assez pauvre
jamais assez seul
pour lui dire oui.

Oui à l’ombre ouverte, au silence de la terre:
l’autre gouffre, l’autre clarté. (p. 10)
La pauvreté — on pensera à celle, toute aussi complexe et rédemptive, de Job — permettrait d’accepter, d’avoir accès à ce qui se trouve en bas, ce gouffre, cette clarté. Cette chose à laquelle on dirait oui, ce sera à la fois une catastrophe et un triomphe, mais ça ce trouvera de toute façon à l’ultime limite du programme poétique; au-delà de cette descente, tout dépasse la portée des mots. On entre dans une indicible lumière.
Tu embrasses le vide à pleine bouche et ses baisers te lavent de toute faute. Absolution, bénédiction de ta détresse, du néant que goûtent tes lèvres. Descente, descente, allègrement.

Maintenant tu peux t’évanouir, dors mon ange tu es libre, tu es pardonnée. (p. 50)
René Lapierre, né en 1953, est professeur à l'Université du Québec à Montréal, où il enseigne la création littéraire. Il est l'auteur de plusieurs essais, parmi lesquels Écrire l'Amérique (1995), L'atelier vide (2003), L'entretien du désespoir (2008) et Renversements (2011). Ses nombreux recueils de poésie incluent :  Là-bas c'est déjà demain (1994), Love and Sorrow (1998), Piano (2001) et Traité de physique (2008). Son recueil le plus récent, Pour les désespérés seulement, a été publié chez Les Herbes rouges en 2012.