jeudi 23 février 2012

Plus haut que les flammes

Louise Dupré. Plus haut que les flammes. Le Noroît, 2011.
Une femme, suite à une visite à Auschwitz, médite sur la possibilité — ou sur l’impossibilité — de continuer à vivre, de continuer à être témoin et protectrice du bonheur d’un enfant qui grandit en dépit de l’horreur dont le monde est capable, en dépit du meurtre de millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans les camps de la mort. Le sujet n’est pas nouveau. Mais la grande réussite de Louise Dupré est ici de rendre cette horreur à nouveau présente, vivante, et en même temps de souligner la nécessité de son dépassement. Être parent,, comme l’est le «tu» anonyme du livre, c’est à la fois être témoin de cette épouvante qu’est le monde et élever des enfants qui ignorent tout de cette terreur, dont l’innocence semble faire des victimes parfaites; c’est tenir l’enfant «plus haut que les flammes», chercher désespérément à les protéger et, à travers eux, à nous sauver nous-mêmes.
Le texte s’ouvre avec un retour à la parole, la fin du mutisme imposé par la visite en Pologne. Mme Dupré elle-même a confié en entrevue que cette expérience l’a contrainte à un silence de près d’un an avant que la parole, l’écriture, ne se réaffirme, par nécessité.
c’était après ce voyage
dont tu étais revenue

les yeux brûlés vifs
de n’avoir rien vu

rien sinon des restes (p. 13)
Il y a toujours cela, les souvenirs de ces objets vus au musée à Auschwitz, les vêtements, petits manteaux et robes, mais surtout ce biberon cassé, dans une vitrine, qui représente sans doute mieux que toute autre chose l’insoutenable violence que l’on fit subit aux enfants, et que l’on a documentée, dont on a fait l’inventaire, n’en saisissant sans doute que rarement la cruauté, ce mot même semblant trop faible.
comme ces enfants
sur les photos de Birkenau

croquées juste avant l’arrachement

leurs cris crevés
qui hantent encore
le champs (p. 22)
Divisé en quatre parties, Plus haut que les flammes, c’est un seul long poème qui se relance toujours, qui arrive à reprendre tout en menaçant souvent de se tarir. La voix se brise, par moment, dans la précision implacable de ces phrases dénudées, sans ponctuation, où tout n’est que cassure.
Trois lieux se rencontrent ici, s’entremêlent. Cette visite, tout d’abord, au musée à Auschwitz, qui ouvre le poème, suite à laquelle tout semble chavirer pour la mère, à moins que la terreur n’ait toujours été là, en sourdine, et que le poème nous donne ici à lire son irruption. L’holocauste lui-même, qui est vécu par bribes imaginées, instants où le surgissement de l’horreur se fait immédiat: on meurt, là, devant soi: des millions d’être humains partent en fumée. Ou encore, l’image devient couleur, comme le rouge de l’oeuvre du peintre Francis Bacon, auquel l’auteure fait référence à plusieurs reprises. Et enfin, ce troisième lieu, qui occupe la plus grande partie du recueil, mais contaminé par la douleur de l’histoire, la présence de l’enfant auprès de la mère, la vie qui continue, qui doit continuer, le bonheur de l’enfant en dépit de la hantise qui afflige la mère.
les mère ne savent pas
dans quelle violence
finiront leurs enfants (p. 28)
Cette écriture toute en minuscules —littéralement—, sobre, dévastatrice de par son efficacité, réussit là où l’on aurait pu s’attendre à ce qu’elle trébuche: en évitant le pathos excessif, elle impose non seulement la mort de neuf millions à une mémoire universelle, mais elle transforme aussi cette survivance, ce bonheur de l’enfant pour sa mère unique en une valeur à laquelle l’humanité entière doit — ou devrait — s’accrocher, puisque c’est la seule issue possible. Le privé prend une valeur positive dans son intersection avec la mémoire historique. L’enfant fait le pont entre une rédemption collective et la possibilité d’un bonheur individuel renouvelé, même si l’effroi de la mémoire demeurera toujours présent.
car l’enfant est à lui seul
une humanité

l’enfant est un don
que tu n’attendais pas (p. 81)
Que certains des lieux communs des discours sur l’Holocauste soient repris ici ne nuit que peu à la réussite de ce que l’auteure cherche à nous dire. La tragédie collective, même passée, menace toujours de se reproduire et ses flammes de nous consumer, mais la peur est toute privée, toute intime, et muette. Le poème est la seule voie qui permette de dire à la fois la terreur et l’espoir.
C’est une poésie de l’enchaînement, où les idées se déversent les unes dans les autres, alternant entre ces trois lieux du discours. Le quotidien avec l’enfant se brise, les fissures apparaissent, et tout à coup on respire l’odeur des colonnes de fumée qui surplombent Auschwitz, la terreur est revenue, elle ne nous quitte jamais. Le bonheur est ce bref répit en attendant son retour. Et pourtant. Et pourtant, l’enfant est là, il rit en mangeant son déjeuner.
la vie est partout

même sans Dieu
la vie est un serment

que tu bégaies
à chaque envol
du matin (p. 53)
Et ce qui reste de l’Histoire, ce qui menace encore de nous écraser, tout cela qui devient affreusement banal à force d’être répété, c’est précisément qu’Auschwitz n’est pas un lieu unique. Malgré les musées là où on mourait par milliers, la réalité du massacre est aisément transposable, toujours prête à être réamorcée, à ressurgir comme elle l’a fait au Rwanda ou dans les Balkans, comme elle pourrait le faire parmi nous, ici pour dévorer nos enfants. Nous sommes encore et toujours captifs d’Auschwitz, de Buchenwald, de Dachau, de Birkenau, tant est grande la dette de notre imaginaire envers ces lieux de mort.
ce qui reste d’Auschwitz
est un décor
de banlieue

petite maison en brique
parfaite (p. 30)
Louise Dupré est l’auteure de plusieurs recueils de poésie, parmi lesquels Noir déjà (1993), Tout près (1998) et Une écharde sous ton ongle (2004). Ses deux romans, La mémoria (1996) et La Voie lactée (2001) ont connu beaucoup de succès tant auprès des critiques qu’en librairie. Elle a été professeure au département d’études littéraire de l’UQAM, où elle enseignait la création littéraire. Plus haut que les flammes, son plus récent recueil, s’est vu octroyé le prix du Gouverneur général du Canada dans la catégorie poésie pour l’année 2011.