vendredi 9 mars 2012

L'eau de Kiev

René Lapierre. L’eau de Kiev, Les Herbes rouges, 2006.
L’Amérique, dans l’univers littéraire de René Lapierre, est un lieu animé par son propre effondrement,  par la fatigue de ses rêves, mais où l’espoir, si dérisoire soit-il, demeure cette lumière, cette illusion qui est l’objet d’une ferveur presque religieuse.
Derrière, jusqu’au bout de la rue les maisons croulaient sous le poids de la lumière dorée, Klondike. C’était beau. Pourquoi, il n’aurait pas su dire, ni comment ce trou dans le coeur, ni où ni quand le tumulte s’achevait : baraques, nimbus, calicot. (p. 11)
C’est un monde peuplé de paumés, pauvres ou riches, qui n’ont souvent pour bagage qu’une douleur sans nom, ou alors un vide qui arrive à peine à se dire.
On est témoin, dans L’eau de Kiev, à la fois de la tentation et de l’échec du roman, de cette tension qui semble si essentielle au projet poétique de René Lapierre, et qui atteint ici quelque chose qui ressemble à un point limite. Les deux principaux personnages que l’on suit, qui se répondent indirectement, seront déjà connus des lecteurs des recueils précédents de Lapierre; Paschetti le privé et Solomon, le poivrot en exil, en qui tout fini par se confondre, qui englobe en sa mémoire un pays en entier, la Russie, ses paysages, et surtout une femme, Lyouba, perdue à jamais. C’est le souvenir de Lyouba que Solomon cherche à noyer sous des quantités prodigieuses d’alcool, sans pour autant arriver ni à l’oubli, ni à la mort. Cette Lyouba qui lui réapparait par moment, hallucinée, avant que tout ne chavire, que Solomon, dans un asile psychiatrique, n’ait plus rien d’autre que ces quelques souvenirs en bribes auxquels il se raccroche en vain, de même que cette mémoire des lieux, dont la présence et l’arrachement semblent tout aussi douloureux que toutes ces autres choses que Solomon a dû sacrifier au Dieu de la détresse.
La nuit, la tristesse et la honte le tuaient. L’alcool aussi: brandy and stout. Mais il faut beaucoup d’alcool, beaucoup de temps pour tuer un Russe. (p. 71)
Ce sont sur les clichés de ce genre, employés avec parcimonie et toujours de façon bien consciente, que repose un humour ironisant qui n’enlève rien à la noirceur du recueil dans son ensemble. C’est plutôt que les personnages de Lapierre semblent être bien conscients de leur statut de fictions, que l’ironie et l’humour viennent les cimenter dans leur rôle.
Il serait difficile, comme nous l’avons mentionné plus haut, d’aborder le projet poétique de René Lapierre sans confronter sa nature hybride, laquelle n’est justement hybride qu’en surface. La tentation du roman d’aller vers la poésie, celle de la poésie d’aller vers le roman, c’est en bout de ligne leur insuffisance à tous deux à vraiment faire ce que Lapierre exigerait d’eux, c’est-à-dire rendre compte d’une façon pleine, et donc nécessairement polyphonique, de ce nouement qui est cette poussée des scènes et des situations jusqu’au seuil de l’insoutenable, vers ce moment d’intensité maximale, lequel ne peut jamais se dire directement. Pour y arriver, il faut prendre des détours, par le tressage de ces deux modes discursifs. La douleur et le vide, Lapierre a ainsi deux voix pour nous les rendre présents. Et ça fonctionne, ici sans doute plus encore que dans les recueils précédents. Le vers et le quasi-roman se répondent, produisent du contenu sans nécessairement le rendre manifeste, de façon sobre, sans que leur connexion ne soit explicitée. Des échos, seulement, à peine.
Touche seulement

Appuie tes mains
tes paumes
contre le ciel

Sur l’eau pâle du vent
la lumière de l’eau (p. 148)
Sous cette histoire de Paschetti et de Solomon se cache aussi cette présence obsédante des lieux, de la matérialité des paysages, par ailleurs jamais bucoliques, qu’on ne peut taire. Alors que Solomon chavire enfin, que tout se perd en lui à la fin du recueil, ce sont les lieux eux-mêmes qui émergents, à peine habités, cette Russie à laquelle il n’appartient plus, mais aussi Londres, et l’Amérique enfin. C’est sur cette dernière que s’est depuis toujours concentré le travail de Lapierre, et ce depuis le début de son travail d’écrivain. Mais c’est une Amérique au bout du rouleau, qui, tout comme ses personnages, menace de sombrer dans le néant, de s’effondrer.
Sous les arches de Riverside Drive, dans la brume de six heures, s’élèvent des nefs de rouille et de béton. Trente mètres plus haut mugissent des camions. Bitume, ferraille: ça râle, ça n’en peut plus de tirer, de s’agripper. Laisse tomber; rentre chez toi veux-tu. (p. 27)
On notera aussi cette autre constante pour l’auteur, ce pathos qui ne semble pouvoir se dire qu’à travers la référence à un langage de la dévotion, lequel ne paraît renvoyer à aucune pensée ou croyance proprement religieuse. Parler du «dieu de la détresse», du «dieu de la frayeur», ce n’est évidemment pas l’expression d’une Foi chrétienne; c’est quelque chose de bien plus primaire, l’essence de la dévotion sans le dogme; les personnages de Lapierre ont encore l’espoir, contre toute attente, d’être sauvés. L’évocation du divin, soit par un appel explicite, soit par un recours à l’imagerie langagière, c’est avant tout se raccrocher à une exigence éthique de la parole. C’est aussi, à la lumière de cette chandelle que garde allumée la dévotion éperdue et désespérée des personnages de Lapierre, souligner la noirceur à laquelle ils n’échappent jamais.
Solomon essaya de repenser aux paroles du révérend mais la fatigue l’en empêcha. Ses souvenirs pâlissaient, des pans de falaise s’effondraient dans la mer. Son estomac lui faisait mal.
Il prit un sachet d’antiacide et le versa dans le rhum tiède, qui s’auréola de mousse. (p. 41)
René Lapierre, né en 1953, est professeur à l'Université du Québec à Montréal, où il enseigne la création littéraire. Il est l'auteur de plusieurs essais, parmi lesquels Écrire l'Amérique (1995), L'atelier vide (2003), L'entretien du désespoir (2008) et Renversements (2011). Ses nombreux recueils de poésie incluent :  Là-bas c'est déjà demain (1994), Love and Sorrow (1998), Piano (2001) et Traité de physique (2008). Son recueil le plus récent, Aimée soit la honte, a été publié chez Les Herbes rouges en 2010.

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