samedi 24 septembre 2011

Testify

Joseph Lease. Testify. Coffee House Press, 2011.
La séquence qui ouvre Testify s'intitule très à propos « America » et se propose tout d'abords comme un commentaire sur le vide, sur ces discours vide de sens qui construisent une Amérique surmédiatisée. Un passage se fait dès les premières lignes, entre le monde personnel d'un vécu individuel et le spectacle politique de l'administration Bush — a clown explains the war, nous dit-il — de même que celui de la guerre en Iraq telle que présentée (proposée?) par CNN. Le point de vue qui vient unifier Testify est celui d'une tension entre le collectif et le personnel, le sujet de l'énonciation apparaissant comme le spectateur impuissant d'une Amérique qui tente de s'expliquer à elle-même, mais qui n'arriver jamais vraiment à se rendre intelligible. À travers le filtre du boob tube, les discours perdent leurs sens, s'empilent, s’emmêlent. Toujours pourtant se maintient l'illusion que l'on pourrait accéder à une réalité plus vraie, plus signifiante, par l'entremise des médias.
—and you can't get to the real world, they keep showing the real world on TV
L'une des images récurrentes — et il y en a beaucoup, la répétition structurant et contaminant chacune des quatre parties du recueil — est celle d'un œil énorme, spectateur idéal, capable d'absorber ce spectacle américain.
America, one extra summer night—he wants to (you know) feel like a giant eyeball—
Et ce qui est perdu aussi, ce qui ne peut survivre sous l'éclairage brutal d'un bulletin de nouvelles, alors que l'Amérique elle-même se brise en deux le long d'un clivage politique de plus en plus insurmontable, ce monde tangible où les saisons se succèdent — les saisons et les mois de l'année font maintes réapparitions tout au long du recueil : une nuit en été, une nuit en Décembre. C'est la trame du vécu individuel qui est noyée, où l'individualité se perd pour être remplacée par les discours économisants d'une nation qui semble accorder plus de valeur au succès qu'à l'existence vécue.
It's the end (of something), the name in the leaves, you were there with a glass of blue when my face split in half—voices you heard one night in one town, just beyond the strips of light—leaves on grass, leaves on grass, astonishing sky—
Le monde tangible, tissé d'expériences sensorielles qui étaient autrefois l'essence même de la vie Américaine — on n'a qu'à lire Hemingway pour s'en rendre compte, lui chez qui une partie de pêche solitaire devient la plus riche expérience qui soit, saturée de sensation, de textures, d'impressions, toutes liées à ce monde des choses concrètes — tout cela est remplacé et invalidé par un monde qui n'est plus satisfait que par son propre spectacle; il y a chez Lease le désir de préserver ce monde, de le sauvegarder pour l'autre, ce tu anonyme à qui il s'adresse.
In the rhythm of hair and sky, in this telling so rivers and ledges and horses, in this so hard then, so hard and free, in this telling cradled by slow moss, breathing September. I can't break again. I want to give you this.
Cette question du point de vue individuel, de l'authenticité de ce qui est la vie propre d'une personne, forment la source d'un exercices formel intéressant, où la perception et le discours de plusieurs personnes se trouvent télescopés les uns à travers les autres, comme une série de poupées russes :
Donna dreamt about Luke and when she told me she said I'm so glad I'm with you : great thought I : my love is dreaming about her ex and I find that comforting : here's the joke—These memories, which are my life—for we possess mothing certainly except the past—were always with me, says Charles
Ce passé, tout ce que l'on a selon ce Charles qui ne sera jamais qu'un nom, cette expérience prise en charge par un autre, dérobée par un autre, n'est-ce pas là justement l'appropriation d'une vie vécue par tous — et donc par personne en particulier — à travers la télévision et les médias en général.
On retrouve un côté sexy chez Lease, celui d'une proposition érotique qui est aussi, et il n'y a pas contradiction, un écho d'une société de consommation où c'est ici en partie l'histoire des États-Unis — Frank Sinatra, la conquête de la lune, tout cet imaginaire constitutif d'une américanité glorieuse et triomphante comme elle devait l'être dans les années soixante — qui est mise en jeu. Le ton est à la fois tendre et humoristique :
O cream, a warm
night in December; your hips sing, dinner makes a naughty dream—let's say I was Frank Sinatra's toothpaste, let's say I lead a life of crime—O cream, park your raspberries
on my moon—
Il y a ici quelque chose de convenu, des passages qui ne manqueront pas de rappeler tant d'autres discours liés à une opposition libérale au mouvement néo-conservateur qui trouva son apogée lors du premier mandat de Georges W. Bush — Lease dit avoir été absolument horrifié par cette administration qui divisa le public américain de façon si profonde — mais la puissance de Lease est de transformer cette convention en une force, de se l'accaparer et de lui donner forme, de faire de la révolte politique le tissus même de son travail poétique. Il faudrait dire que le matériel de base dont il se sert dans certaines sections n'est pas le langage, mais le message, le langage déjà pris en charge par les médias, que Lease arrive à s'approprier et à retourner vers la collectivité.
Les moment dont la beauté est la plus saisissante, cependant, sont ces instants où la politique disparaît pour laisser place à ce monde dont il veut rendre compte, dans un langage dont la clarté et la précision sont déchirants.
When the soul opens, there will be a cheap hotel : tenderness the heart of the sky, the town, and not to hear any misery in the sound of the wind—you came back to the world— the green world, the fertile world, the corn world, the gun world
You came back to the world and there was
nothing there
Joseph Lease est l'auteur de trois autres recueils de poésie : Broken World (2007), Human Rights (1998), et The Room (1994). Son poème « Broken World » a été sélectionné pour The Best American Poetry, publié en 2002. Il enseigne la création littéraire et est président du programme MFA en création littéraire au California College of Fine Arts à San Francisco.

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