vendredi 16 septembre 2011

Viendras-tu avec moi?

René Lapierre. Viendras-tu avec moi? Les Herbes rouges, 1996.
Comme c'est le cas avec plusieurs des recueils que René Lapierre a publié chez Les Herbes rouges entre 1994 et 2008, ce qui frappe tout d'abord à la lecture de Viendras-tu avec moi?, c'est la nature hybride — l'exigence de l'hybridité — de son travail, mêlant brefs passages narratifs et fragments épistolaires à des passages plus ouvertement poétiques en vers. La fiction, ses personnages, sa précipitation vers une centre émotif d'une intensité maximale, est ici mise au service du travail poétique, vient en définir le ton, l'éclairage. Oscillant entre des segments mettant en scène des personnages qui semblent jaillir des pages d'un roman noir, un longue série de fragments épistolaires et quelques passages versifiés où intervient un je qui laisse entrapercevoir le sujet de l'énonciation, le recueil forme un tout indivisible, un ensemble d'éléments en apparence disparates et incompatibles dont l'équilibre fragile fait la force du recueil dans son ensemble.
La majorité des segments narratifs se présentent presque comme de très brèves nouvelles, la plupart ne dépassant pas une page, qui ne sont annoncées par aucun titre et ne sont pas présentées dans un ordre dont la logique est immédiatement apparente. Lapierre conduit l'action de chaque segment non pas jusqu'à un dénouement, mais plutôt jusqu'à cet instant d'impact maximal, un nouement, pour ainsi dire, ce paroxysme émotif qui mène au vertige.
Il disparut dans l'escalier en sifflotant une chanson de braconnier. Pamela laissa de nouveau glisser son pied jusqu'à la main d'Édouard et lui sourit malicieusement. « Vous irez donc chasser, beau militaire? »
Elle s'approcha de lui; sa boucle de satin se défit.
Les personnages de Lapierre — détectives, voyous, femmes en détresse, paumés issus de toutes les classes sociales — nous racontent une Amérique étrange, un peu déjantée, un monde qui vibre avec une intensité émotive entre le spleen et l'affolement.
Alors elle éteignit, traversa la pièce sombre et s'allongea en travers du lit. Peut-être songea-t-elle encore à deux ou trois petites choses, qui sait. Mais cela n'a guère d'importance, bien sûr. Plus maintenant.
Le lieu où nous abandonne chacun de ces passages se trouve bien au-delà de la perdition, là où le désespoir en vient à se charger d'une puissance presque érotique. Cet espace le plus souvent nocturne qu'ils habitent, c'est celui d'une Amérique fantasmée, issue de romans policiers, de films où les banlieues gentrifiées se superposent aux appartements de ceux qui n'ont que leur désœuvrement. Lapierre, en revêtant le point de vue et le langage de ses personnages, certains desquels réapparaîtront par ailleurs dans les recueils ultérieurs, fait preuve d'une retenue qui fait écho au fameux dicton hollywoodien : show, don't tell. Cette écriture légère, où une atmosphère est saisie comme un oiseau en vol, nous offre autant d'instants de vertige fugace, le lecteur passant d'une scène à une autre, d'un naufrage au suivant.
Par contraste, d'autres passages, fragments d'une correspondance imaginaire entre deux amantes, nous racontent eux aussi ce même affolement, mais cette fois avec un abandon dont le résultat est à la fois pathétique et chargé d'une puissance poétique acide :
À présent je suis couchée comme une bête près de ma mort, je rêve d'avoir bientôt rendu toutes mes larmes et perdu toutes mes eaux. En attendant j'étreins avec bonheur, avec honte, tout ce qui porte ton parfum : murmure froid de ton haleine, vent de prières où mon néant sera devenu toi.
Ce néant, celui auquel s'identifie l'auteure anonyme de ces lettres fragmentaires, c'est la puissance centrale qui se dissimule sous le mot amour. C'est un gouffre en même temps que c'est un espoir.
Mon corps regagnera bientôt son lit de corail, loin, loin de cette dalle obscure où se perdra ce qui me reste, où je ne serai plus que ta nuit : ce moment le plus ouvert et le plus tendre, mon abandon, mon dépays.
Alors tu m'étreindras de toutes tes forces, et tu m'arracheras de moi.
Cet arrachement, à la fois anéantissement et union, c'est là peut-être le cœur même du travail que Lapierre effectue ici, et le point de vue kaléidoscopique que nous offre une multiplicité de personnages et de voix, c'est cela même qui donne profondeur à son propos.
La façon dont Lapierre a recours au vers libre souligne pour nous l'exigence de la parole poétique, doublement mis en contraste ici, entre ces deux voix. Ce que seule la poésie peut dire, c'est cela même, l'amour, la douleur, un désir qui fait trembler, tout ce autour de quoi le récit ne peut que tourner sans jamais explicitement l'atteindre.
Serai-je jamais que ce désordre
qui s'agite en moi?
Craie et charbon, poussières sommeillant
informes dans l'argile et la pierre
la plus noire?
Rien que cela?
Le langage poétique — et, plus particulièrement, le vers — s'approprie cette fonction qui lui est unique, celle d'exprimer ce qui autrement ne peut que demeurer indicible, l'âme, l'amour, la terreur et l'impératif de trouver un union avec l'autre. C'est ici que peuvent être nommées ces forces qui demeureraient autrement diffuses, ce qui vient saisir ce moi qui parle. Comment autrement, à travers cette vision d'une Amérique rétro, toute tissée de formica et de désespérance, comment pourrait-on dire le mot « Ange », le mot « âme », les dire et qu'ils aient encore un sens au-delà de la mièvrerie? Ou cela n'est-il justement possible que par ce détour et cette rencontre avec les criminels, les femmes désespérées, les voyous qui tentent l'espace d'un instant de jouer les héros, grâce enfin à ce contraste qui seul permet de dire cette aspiration, ce vertige au bord de l'abîme :
À présent mon ciel-améthyste,
mon horizon perdu,
à présent immerge-moi
donne-moi
donne-moi le repos.
René Lapierre, né en 1953, est professeur à l'Université du Québec à Montréal, où il enseigne la création littéraire. Il est l'auteur de plusieurs essais, parmi lesquels Écrire l'Amérique (1995), L'atelier vide (2003) et L'entretien du désespoir (2008). Ses nombreux recueils de poésie incluent : Là-bas c'est déjà demain (1994), Love and Sorrow (1998), Piano (2001) et Traité de physique (2008). Son recueil le plus récent, Aimée soit la honte, a été publié chez Les Herbes rouges en 2010.

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